Chapitre quatrième

Ce qui leur arrive sur le globe de la terre

4.1
Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux montagnes que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fît environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée: figurez-vous (s'il est permis de faire de telles comparaisons) un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse.
 

CHAPTER IV What happened on planet Earth

What happened on planet Earth

4.1
After resting for some time they ate two mountains for lunch, which their crew fixed up pretty nicely. Then they decided to get to know the small country they were in. They went first from north to south. The usual stride of the Sirian and his crew was around 30,000 feet. The dwarf from Saturn, who clocked in at no more than a thousand fathoms, trailed behind, breathing heavily. He had to make twelve steps each time the other took a stride; imagine (if it is alright to make such a comparison) a very small lapdog following a captain of the guards of the Prussian king.

4.2
Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux, qu'on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits [êtres] qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.
4.2
Since our strangers moved fairly rapidly, they circumnavigated the globe in 36 hours. The sun, in truth, or rather the Earth, makes a similar voyage in a day; but you have to imagine that the going is much easier when one turns on one's axis instead of walking on one's feet. So there they were, back where they started, after having seen the nearly imperceptible pond we call the Mediterranean, and the other little pool that, under the name Ocean, encircles the molehill. The dwarf never got in over his knees, and the other hardly wet his heels. On their way they did all they could to see whether the planet was inhabited or not. They crouched, laid down, felt around everywhere; but their eyes and their hands were not proportionate to the little beings that crawl here, they could not feel in the least any sensation that might lead them to suspect that we and our associates, the other inhabitants of this planet, have the honor of existing.
4.3
Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait personne sur la terre. Sa première raison était qu'il n'avait vu personne. Micromégas lui fit sentir poliment que c'était raisonner assez mal: «Car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez vous de là que ces étoiles n'existent pas ? * Mais, dit le nain, j'ai bien tâté. * Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. * Mais, dit le nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraît si ridicule ! tout semble être ici dans le chaos: voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière, tous ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds ? (Il voulait parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats des pôles sont nécessairement incultes ? En vérité, ce qui fait que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. * Eh bien, dit Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelque apparence que ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît irrégulier ici, dites-vous, parce que tout est tiré au cordeau dans Saturne et dans Jupiter. Eh! c'est peut-être par cette raison-là même qu'il y a ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages j'avais toujours remarqué de la variété ?» Le Saturnien répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais fini, si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil de son collier de diamants. Les diamants tombèrent, c'étaient de jolis petits carats assez inégaux. dont les plus gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante. Le nain en ramassa quelques-uns; il s'aperçut, en les approchant de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient d'excellents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cents pieds. Ils étaient excellents; mais d'abord on ne vit rien par leur secours: il fallait s'ajuster. Enfin l'habitant de Saturne vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux dans la mer Baltique: c'était une baleine. Il la prit avec le petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de petitesse dont étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde est habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner d'où un si petit atome tirait son mouvement, s'il avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut fort embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat de l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme fût logée là. Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que dans ce temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes dirent que leur vaisseau échoua aux côtes de Botnie , et qu'ils eurent bien de la peine à se sauver; mais on ne sait jamais dans ce monde le dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comment la chose se passa, sans y rien mettre mien : ce qui n'est pas un petit effort pour un historien.
4.3

The dwarf, who was a bit hasty sometimes, decided straightaway that the planet was uninhabited. His first reason was that he had not seen anyone. Micromegas politely indicated that this logic was rather flawed: "For," said he, "you do not see with your little eyes certain stars of the 50th magnitude that I can perceive very distinctly. Do you conclude that these stars do not exist?"

"But," said the dwarf, "I felt around a lot."

"But," answered the other, "you have pretty weak senses."

"But," repsong the dwarf, "this planet is poorly constructed. It is so irregular and has such a ridiculous shape! Everything here seems to be in chaos: you see these little rivulets, none of which run in a straight line, these pools of water that are neither round, nor square, nor oval, nor regular by any measure; all these little pointy specks scattered across the earth that grate on my feet? (This was in reference to mountains.) Look at its shape again, how it is flat at the poles, how it clumsily revolves around the sun in a way that necessarily eliminates the climates of the poles? To tell the truth, what really makes me think it is uninhabited is that it seems that no one of good sense would want to stay."

"Well," said Micromegas, "maybe the inhabitants of this planet are not of good sense! But in the end it looks like this may be for a reason. Everything appears irregular to you here, you say, because everything on Saturn and Jupiter is drawn in straight lines. This might be the reason that you are a bit puzzled here. Have I not told you that I have continually noticed variety in my travels?" The Saturnian responded to all these points. The dispute might never have finished if it were not for Micromegas who, getting worked up, had the good luck to break the thread of his diamond necklace. The diamonds fell; they were pretty little carats of fairly irregular size, of which the largest weighed four hundred pounds and the smallest fifty. The dwarf recaptured some of them; bending down for a better look, he perceived that these diamonds were cut with the help of an excellent microscope. So he took out a small microscope of 160 feet in diameter and put it up to his eye; and Micromegas took up one of 2,005 feet in diameter. They were excellent; but neither one of them could see anything right away and had to adjust them. Finally the Saturnian saw something elusive that moved in the shallow waters of the Baltic sea; it was a whale. He carefully picked it up with his little finger and, resting it on the nail of his thumb, showed it to the Sirian, who began laughing for a second time at the ludicrously small scale of the things on our planet. The Saturnian, persuaded that our world was inhabited, figured very quickly that it was inhabited only by whales; and as he was very good at reasoning, he was determined to infer the origin and evolution of such a small atom; whether it had ideas, a will, liberty. Micromegas was confused. He examined the animal very patiently and found no reason to believe that a soul was lodged in it. The two voyagers were therefore inclined to believe that there is no spirit in our home, when with the help of the microscope they perceived something as large as a whale floating on the Baltic Sea. We know that a flock of philosophers was at this time returning from the Arctic Circle, where they had made some observations, which no one had dared make up to then. The gazettes claimed that their vessel ran aground on the coast of Bothnia, and that they were having a lot of difficulty setting things straight; but the world never shows its cards. I am going to tell how it really happened, artlessly and without bias; which is no small thing for an historian.